Parmi les outils de la pensée, qui non seulement conditionnent notre représentation du monde, mais façonnent aussi notre législation, la concurrence joue un rôle majeur. Elle est partout, dans les lois, dans les discours. L’Union européenne en a fait un axiome pour le développement de solutions de mobilité durables. Avec la concurrence, elles seront plus nombreuses, plus performantes. Elles coûteront moins chères à la collectivité.
Le débat est bien connu dans le ferroviaire, où la concurrence peine, du moins en France, à s’imposer. Le mouvement est toutefois enclenché, ce qui n’est pas du goût de tous. Il faut dire que la concurrence, comme axiome, est clivante. Un temps elle a séparé la gauche interventionniste de la droite libérale, puis, à mesure que la construction européenne progressait, que la gauche se convertissait au marché et que la droite relativisait son libéralisme, elle a clivé au sein de chaque camp. Pour faire simple.
Il faut dire qu’instiller de la concurrence ne se fait pas aisément dans tous les secteurs et même au sein de celui de la mobilité. A cet égard, l’avis rendu par l’Autorité de Régulation des Transports le 29 novembre en donne une idée, au moment où une proposition de loi aménage le calendrier d’ouverture à la concurrence du réseau de bus de la RATP. Cette ouverture à la concurrence devait être effective au 1er janvier 2025. Au terme de la loi, Ile-de-France Mobilités (IDFM) pourra échelonner ce processus jusqu’à fin 2026.
Une théorie économique peut-être dominante, elle n’en demeure pas moins soumise à la controverse. Ainsi le clivage se situe-t-il aussi au sein de la Recherche, des économistes. Au coeur de cette polémique, ce qui relève du « marché » et ce qui n’en relève pas. On pourrait s’éloigner d’une telle opposition doctrinale, mais elle semble malgré tout incontournable même d’un point de vue pratique, précisément parce que nous avons besoin de règles pour organiser les activités économiques. A l’exception des libertariens intégraux, personne ne conçoit l’économie sans une régulation, même a minima.
Aujourd’hui, le besoin de promouvoir des mobilités moins carbonées, la nécessité d’offrir de nouveaux services, impliquent souvent une intervention publique plus forte, plus efficace. Le « choc d’offre » qu’appellent de leurs voeux les acteurs du transport public ne dit pas autre chose. Il faudra plus de moyens pour mettre en oeuvre ne serait-ce que la décarbonation des transports. Surtout, si on passe à l’électrique. Ceci sans pouvoir faire l’impasse sur une concurrence accrue. C’est du moins ce qui ressort du dernier avis rendu par l’ART.
Les activités de service public sont aussi des activités économiques.
Certes, ces activités économiques réclament un soutien public; c’est même la définition du service public telle qu’elle s’impose aujourd’hui, essentiellement sous l’impulsion du droit européen. Seules les missions régaliennes de l’Etat (Police, Justice, Défense,…) sont insusceptibles d’être soumises à la concurrence. Pour les autres activités de service public à caractère économique (des services d’intérêt économique général au sens des traités de l’Union), la concurrence doit a minima être organisée. Et la frontière entre ce qui relève d’un régime de régulation forte, d’un régime de régulation a minima, fluctue selon le type d'activité concernée..
Ainsi le transport ferroviaire régional relève-t-il de la première catégorie, le transport routier inter-régional de l’autre.. Il s’agit des trains express régionaux et des services routiers librement organisés (les SLO). La difficulté d’une telle distinction est que dans un cas existe une autorité publique de référence - une autorité organisatrice de la mobilité, en l’occurrence régionale, cependant que de l’autre, aucune collectivité locale n’est compétente, notamment pour avoir à régler la question des gares routières. Sur ce point l’Autorité de régulation des transports (ex ARAFER), aujourd’hui ART, fait des recommandations, mais elles sont insuffisantes. Elles relèvent plutôt du « soft power »..
Quand bien même un marché serait libéralisé, qu'il serait commercial, il ne doit pas subsister d'obstacles et notamment des « barrières à l’entrée » pour que la concurrence soit effective. On n’ose dire « pure et parfaite ». Il ne suffit pas en effet de la décréter, toujours selon l’ART, il faut que la concurrence s’exerce de manière suffisante. Ou qu’elle puisse le devenir. Quant aux conséquences de la concurrence, elles peuvent redéfinir un paysage où ne s’exprime plus que de rares opérateurs, voire deux. On reconnaîtra tour à tour le transport ferroviaire en « open access », les transports publics urbains et le ferroviaire régional, dits « conventionnés, puis les « cars Macron ». Le diable est dans les détails. Le chemin long, semé d’embûches. Faut-il, pour autant jeter le « bébé avec l’eau du bain » dans lequel nous sommes entrés depuis le milieu des années 1990, à une date où le cadre juridique à commencer à évoluer, la régulation de se mettre en place ?
Les éléments de réponse de l’ART
« Si l’Autorité adresse des recommandations spécifiques pour chaque marché, elle constate, de manière transversale, que la concurrence est non seulement un facteur de baisse des coûts, d’amélioration de la qualité et de la diversité de l’offre, mais joue aussi un rôle clé dans l’objectif de transition écologique du secteur. Que ce soit sur le marché des transports librement organisés ou sur le marché des transports conventionnés, la concurrence offre de nouveaux leviers au service d’une politique durable des transports ». Voilà pour l’intention.
Demeurent un certain nombre de barrières à l’entrée dans le ferroviaire qui doivent être levées, ainsi que les facteurs susceptibles de favoriser le monopole historique ferroviaire face à ses concurrents. L’argument n’est pas nouveau, est-il erroné pour autant? Bien sûr que non. On entend même que la concurrence à venir serait substantiellement limitée par la disponibilité des rames, le montant jugé trop élevé des péages, sous oublier l’insuffisante qualité du réseau.
Ce n’est pas un hasard si, en réponse au projet de RER métropolitains (aujourd’hui les SERM), les régions ont réclamé un "New Deal" ferroviaire et de l’intermodalité. Comment assumer les investissements nécessaires au rail? L’avis ne le dit pas. Pour le moment, de plus, les seules compagnies concurrentes de la SNCF sur le marché des lignes commerciales (principalement des lignes à grande vitesse, ce qui pose le problème des autres types de lignes, jugées perpétuellement déficitaires et sur lesquelles les propositions alternatives peinent à atteindre une crédibilité), sont des compagnies publiques (Trenitalia et Renfe).
S’agissant des transports ferroviaires conventionnés, elle relève qu’à compter du 25 décembre prochain, tout nouveau contrat d’exploitation d’un service de transport ferroviaire conventionné régional (actuellement exploité sous la marque TER par SNCF Voyageurs) devra faire l’objet d’une mise en concurrence.
Au vu des enjeux concurrentiels attachés à ces procédures de mise en concurrence, l’Autorité formule des recommandations, sous la forme de bonnes pratiques à mettre en œuvre, à l’attention des collectivités territoriales afin qu’elles dynamisent la concurrence entre opérateurs lors des appels d’offres qu’elles organisent. Les régions doivent-elles devenir gestionnaires des gares? Cette hypothèse avait été écartée en 1997 à la création de Réseau Ferré Français. On en est encore là. Il faut dire que les gares ferroviaires sont utilisées par plusieurs types de service, du fret en passant par des TGV qui ne relèvent pas de la compétence des régions.
Concernant les transports routiers conventionnés, l’ART constate que la commande publique joue un rôle central dans le processus concurrentiel puisque les autorités organisatrices de la mobilité choisissent les attributaires des contrats au terme d’appels d’offres publics. S’agissant des transports urbains, elle observe que le secteur est marqué par une faible intensité concurrentielle. C’est difficile à appréhender car les délégations de service public urbaines n’arrivent pas à échéance au même moment. On constate qu’un grand réseau qui « change de mains », à l’issue d’une compétition, ça n'arrive pas si souvent. L'appréciation est subjective. Ce qui est en revanche bien connu, c'est le coût important de la réponse aux consultations, les équipes dont il faut disposer pour y parvenir, avec à la clé une marge faible.
Une situation différente des transports publics non urbains qui connaissent apparemment un phénomène de concentration, sans qu’on puisse constater la fin de partie « d’un trop grand nombre d’acteurs », selon une source proche du dossier, ou l'émergeance progressive de groupes régionaux indépendants, notamment compte tenu des difficultés du secteur en termes d’attractivité des métiers, de la complexité des dossiers d'appel d'offres, de l'absence de repreneur pour une entreprise familiale, et des innovations qu’il faut y réaliser en même temps (de ce point de vue la transition énergétique peut jouer un rôle accélérateur). Ce n'est pas tel quel dans l'avis. Le sujet a été pris à bras le corps, au moins en partie, par la FNTV, à travers une initiative tout à fait inédite impliquant l'Etat .Le prix dans les marchés publics)
Concernant les gares routières, l’Autorité rappelle le caractère multimodal de ces installations et considère que l’ouverture à la concurrence du secteur impose de repenser le modèle des gares. Dès lors, l’Autorité invite les différentes parties prenantes et notamment les collectivités territoriales à s’emparer du sujet. Elle ne peut pas faire grand chose d'autre à ce stade, c'est sans doute pour cette raison que l'ART affiche sa volonté d'accompagner la mutation du secteur des transports terrestres de personnes dans la transition écologique et recommande au législateur de modifier le code des transports, « la protection de l’environnement et le développement régional » l'exige. On a tous à l'esprit l'annonce de la fermeture de la gare de Bercy-Seine, certes en Région Ile de France, mais à cet égard, une situation très évocatrice. D'où la réaction des acteurs (Pour un plan national ambitieux en faveur des gares routières)
Pour conclure, l'avis-bilan inédit réaffirme son soutien au régulateur sectoriel dont le rôle est capital dans la réussite de l’ouverture à la concurrence et qui pourrait utilement voir ses moyens et prérogatives renforcés.