Entretien avec un élu passionné de transports
En responsabilité à de nombreuses reprises durant son parcours politique, Gilles Savary, expert reconnu des questions de transports répond en toute franchise à la suite de la sortie de son livre « la Ville inaccessible, la fabrique des Gilets jaunes », un essai sur un séparatisme socio- territorial qui risque de mal tourner. Il en assurera la promotion cette été, après une première présentation à Paris, devant un parterre choisi du monde du transport.
Eric Ritter : La route est-elle d’après vous un « impensé »?
Gilles Savary : Aujourd’hui, la route n’est pas un « impensé » à proprement parler; non, bien plutôt une inhibition politique, même si la route ne se porte pas si mal en réalité. Dans l’exercice de mes divers mandats électifs, mais aussi en tant qu’enfant de l’après-guerre, je suis un témoin privilégié de l’inversion très progressive, mais quasi générationnelle, du regard public porté en effet sur le secteur routier.
A vrai dire cette inversion ne date pas d’hier, mais de la prise de conscience, après prés d’un siècle d’euphorie automobile, des effets indésirables de la circulation automobile, au premier rang desquels la mortalité routière record des années 1970, mais aussi les congestions polluantes des centres urbains qui ont justifié dans les années 1980 les premières restrictions d’accès de l’automobile individuelle dans les centres-villes, par le retour du tramway notamment.
Depuis, l’automobile et plus généralement la route, objets d’émerveillement et d’émancipation sociale pour les générations du siècle passé, ont peu à peu perdu de leur prestige et se sont banalisés dans la profusion des moyens matériels domestiques ou professionnels qu’offrent nos sociétés développées. Mais ce qui caractérise la période la plus récente, c’est la spectaculaire dépréciation de l’automobile et de la route auprès des générations nouvelles, notamment urbaines, habitées par l’impératif climatique et les valeurs écologistes. Non seulement, elles ne leur vouent plus la même vénération, mais dans leurs expressions les plus radicales leur aversion du mode routier ne se réduit pas à l’objectif de décarboner la route. Du coup, les élites politiques et médiatiques dominantes nourrissent à l’égard de la route la même inhibition conformiste que celle qui les a longtemps détournées de l’énergie nucléaire. Dans les assemblées politiques des collectivités disposant d’un patrimoine routier, il est devenu de bon ton de ne pas trop en faire pour la route afin de ne pas encourir l’accusation publique de réactionnaire climaticide.
ER : Alors est-ce que le jugement qu’on porte sur la route en général ne serait pas plutôt la manifestation d’une sorte de mépris de classe?
GS : La diabolisation de la route ne procède pas non plus d’un mépris de classe car elle impacte également les passionnés d’automobile de tous les milieux sociaux, pour lesquels elle reste un objet de culte et de liberté. Les très sélects automobiles clubs essayent de s’en sauver en changeant de nom, mais pas de passion.
Par contre, on assiste à un darwinisme social parfaitement assumé à l’égard des classes populaires, notamment rurales ou périurbaines, qui n’ont pas d’autre choix géographique ou financier que de se déplacer en voiture, sans avoir les moyens d’en changer immédiatement pour des véhicules électriques.
ER : A quoi se résume, en réalité, la mauvaise image de la route ?
GS : Ce sont surtout les nuisances incontestables des énergies fossiles qui entachent l’image de l’automobile, même si l’on assiste à l’émergence d’une utopie urbaine qui prône la mise en œuvre de politiques de démobilité.
ER : Un petit détour par le passé, si vous le permettez… Alain Chénard a illustré en son temps (il a été maire de Nantes de 1977 à 1983) l’élu qui modifie sa ville, en particulier en remettant les transports publics au coeur de son action. Qu’est-ce que, rétrospectivement, une telle volonté vous inspire? (J’en parle ici, parce qu’on essaye un peu de revenir sur les moments clés des grandes décisions prises en matière de mobilité, peut-être une méthode pour se poser de nouveau de bonnes questions et affronter les défis à venir).
GS : Alain Chénard fut un éclaireur en matière de transports publics urbains, et il a subi la disgrâce électorale qui est souvent promise aux élus entreprenants.
En réintroduisant dans sa ville de Nantes un tramway moderne au début des années 1980, il faisait le choix d’un mode de transport public en site propre que l’on avait rangé aux oubliettes de l’histoire, mais de nature à entraver le règne écrasant de l’automobile sur l’espace public urbain. Même si les électeurs nantais l’ont congédié à l’élection municipale qui s’en est suivie, il avait lancé un puissant mouvement national de transfert modal de l’automobile vers les transports publics dans les centres des agglomérations, très controversé à l’époque, mais qui a bouleversé la qualité de vie en ville et dopé l’attractivité de nos agglomérations de province.
Il a résulté de cette vague d’équipement de nos grandes villes en réseaux de transports publics modernes et efficaces, une telle amélioration de leur paysage urbain et de leur qualité de vie, qu’elles sont devenues particulièrement attractives et ont dessiné, connectivités aérienne, ferroviaire et autoroutière aidant, un phénomène spontané de métropolisation provinciale. Il s’est notamment traduit par une revalorisation foncière et immobilière qui pousse les classes moyennes à un exode résidentiel vers les espaces ruraux périphériques et, au total, démultiplie les déplacements domicile/travail et domicile/services dans de vastes espaces métropolisés.
ER : Et aujourd’hui?
GS : On assiste aujourd’hui à une seconde vague de restriction de l’accès automobile des centres-villes, au nom de la qualité de l’air (ZFE-m), du développement des mobilités actives (vélo et marche) et de la végétalisation de l’espace urbain, toutes causes respectables et désormais consensuelles en milieu urbain, mais sans avoir mis à disposition des populations périphériques des solutions transports pratiques et attractives pour se rendre en ville !
« Le danger du séparatisme socio-territorial (qui) se met en place (…) nous assigne de donner désormais la priorité absolue au développement d’offres de mobilités périurbaines d’accès aux centralités »
ER : Que faire maintenant ? Rien ne semble arrêter le processus des ZFE…Si ?
GS : Un dangereux séparatisme socio-territorial se met en place dans la République « une et indivisible », entre des espaces urbains et ruraux de plus en plus cloisonnés, non coopératifs et endogames. Il nous assigne de donner désormais la priorité absolue au développement d’offres de mobilités périurbaines d’accès aux centralités, et le moins qu’on puisse dire c’est que notre retard est grand en la matière …et ce risque réel de séparatisme socio-territorial nous assigne de temporiser dans nos élans punitifs et répressifs, le temps que ces ZFE-m se mettent en place et offrent de véritables alternatives au « tout automobile » .
A cet égard , la situation n’est pas la même partout en France, et c’est pourquoi des dispositions restrictives « prêt à porter », comme les ZFE-m, n’ont pas les mêmes conséquences sociales au centre de Paris, qui dispose du métro le plus dense et cadencé du monde, ou à Lyon qui a développé une offre de transport périurbaine dans la profondeur, que dans la plupart des autres grandes villes de France qui prennent tout juste conscience de la question périurbaine.
Or ce qui est très troublant dans la période « d’éco-anxiété » que l’on traverse, c’est que le débat public pousse à la surenchère d’engagements et d’objectifs politiques, que nous ne maîtrisons pas encore, et que nous sommes probablement incapables d’honorer dans les délais fiévreux que nous nous assignons.
Pour le moment , on ne voit pas comment on pourrait accéder à nos objectifs de décarbonation du parc automobile aux échéances que l’on s’est fixées, à la fois pour des raisons économiques de renouvellement du parc automobile existant, sauf à recourir massivement aux marques low cost chinoises, et pour des raisons de disponibilité suffisante d’une production électrique souveraine.
L’objectif de décarbonation des transports en général et du secteur routier en particulier, est tout autant à notre portée que le remplacement titanesque du secteur hippomobile par l’automobile au début du XXe siècle, mais son calendrier, très politique, procède, en l’état actuel de l’équation industrielle française, d’un acte de foi.
« La grande ville se referme… »
ER : Que pensez-vous de l’engouement assez récent pour les solutions du type « RER » pour les métropoles ? Plus généralement de l’alternative que représente le train?
GS : Le développement tous azimuts de nos chemins de fer – régénération du réseau historique, RER métropolitains, nouvelles LGV Sud, 4 ème plan fret – poursuit comme d’habitude plusieurs lièvres à la fois, que ni le niveau d’obsolescence du réseau, ni les capacités de production de SNCF Réseau, ni évidemment les moyens financiers publics disponibles, ne permettront d’atteindre tous dans des délais raisonnables conformes aux ambitions lyriques que l’on assigne au rail.
ER : Vous posez ici un diagnostic sans complaisance de la situation du rail en France. Mais vous êtes aussi très critique sur l’évolution de la « ville »…
GS : Au total, oui, la grande ville se ferme plus vite que ne se développe une offre de solutions attractives et pratiques à destination des populations périphériques qui ont besoin de s’y rendre quotidiennement.
ER : Un exemple de ce qui ne va pas?
GS : De manière très concrète, la Métropole de Bordeaux – que vous connaissez bien -, est l’une des plus avancées pour la mise en place d’un réseau de RER métropolitain dont l’objectif, pour environ 1 milliard d’investissement, est de faire passer le trafic TER actuel de 18000 voyageurs /jour à 38000 ( + 20000) en 2030, pour 600000 déplacements centre- périphéries quotidiens…Mais prés de 30% des véhicules immatriculés en Gironde devraient être interdits d’accès à la métropole au 1er janvier 2027, sans solutions alternatives rapides, massifiées et cadencées pour y accéder, et sans que l’on sache dans quels parkings géants et à quels tarifs on va les contenir aux entrées d’agglomérations…
A l’évidence, la sélection naturelle qu’opère toujours le réel sur l’idéal, nous promet de sérieuses déconvenues.
ER : Ça va se terminer comment, selon vous ?
GS : Le pilotage des ZFE est édifiant à divers titres. D’une part, il démystifie l’oxymore politique que constitue le concept de social-écologie. D’autre part, il illustre le danger qu’il y a en politique de découpler les prescripteurs les mieux intentionnées de politiques publiques – UE, Parlement, Conseil d’Etat, Conventions citoyennes – des responsabilités politiques de leur mise en œuvre sur le terrain. Les ZFE , c’est un casse-tête potentiellement explosif, mais obligatoire pour les élus locaux, dont j’observe qu’ils s’efforcent chacun avec leur sensibilité de déminer le chemin.
Il y a fort à penser que pour un temps indéterminé, on se contentera de ZFE « optiques » , sans faire de zèle à l’égard de leurs contrevenants. La ville et les urbains ont aussi besoin d’être pourvus en main d’œuvre, en livreurs, en artisans, en clients …
« En réalité, c’est une alliance de service rail-route optimisée au plan écologique, en fonction des considérations géographiques, dont nous avons besoin »
ER : Abordons le sujet du fret ferroviaire, maintenant…Où en est-on? La route a-t-elle gagné la bataille du fret ?
GS : En l’an 2000, très exactement l’ex cheminot Jean-Claude Gayssot, par ailleurs grand ministre des transports, s’indignait que le fret ferroviaire français ne capte pas plus de 50 millions de tonnes et lançait un vigoureux plan de relance en vue de son doublement, à 100 millions de tonnes , en 2010 ! Quatre plans de relance du fret ferroviaire et quelques milliards plus tard, nous en sommes aujourd’hui à moins de 35 millions de tonnes bon an mal an ! Pourtant il s’agit d’un enjeu majeur, avec celui de la logistique urbaine lié au développement de l’e-commerce.
A l’époque du just in time et du développement du colis express, le modèle économique du fret ferroviaire est à la peine face à la flexibilité de la route, et plus encore du couple route- aérien.
Non seulement les circulations ferroviaires sont techniquement plus rigides et contraintes, mais l’état de notre réseau ferré, l’absence de grands contournements ferroviaires des agglomérations les travaux de nuit sur le réseau, la priorité donnée aux trafics voyageurs, mais aussi la restriction tendancielle des volumes de fret lourd, concourent à pénaliser la compétitivité du rail.
Pour autant, au strict plan climatique et écologique, un train de fret, même diesel, économise de nombreux camions. Mais c’est un fait, il n’est pas un entrepôt logistique qui se construise aujourd’hui avec un embranchement ferroviaire plutôt qu’avec des quais de déchargement de camions. Et il y a fort à parier que la route saura s’adapter, plus rapidement, et à moindre coût, que nos infrastructures et services ferroviaires, à l’enjeu de la décarbonation.
Déjà, on observe que le parc des véhicules utilitaires, habitué à d’incessants changements de normes depuis l’instauration de la norme de motorisation euro dans les années 1980, est en bien meilleur état « écologique » que le parc de véhicules particuliers, et se renouvelle plus vite qu’une génération de trains diesel. Par ailleurs, sous la pression de l’opinion publique et des clients, on assiste à une mobilisation générale et tous azimuts du transport routier, que ce soit en matière de décarbonation des motorisations, de rétrofit électrique, d’utilisation en mode opérationnel de matériels hybrides et des premiers véhicules à hydrogène, de diversification des carburants, mais aussi de rationalisation des transports routiers de marchandises longue distance, par massification et géo-pilotage des convois, et par la formation des chauffeurs à l’éco conduite.
Enfin, une vaste réflexion de décarbonation et d’électrification des réseaux autoroutiers et routiers en vue de développer de nouveaux usages et de nouveaux services routiers partagés, comme les cars rapides à haut niveau de service par exemple, se fait jour en France, après avoir fait ses preuves dans d’autres pays.
En réalité, c’est d’une alliance de services rail-route optimisés au plan écologique en fonction des configurations géographiques dont nous avons besoin, à l’exemple du transport combiné et des autoroutes ferroviaires en matière de fret, ou des futurs Services Express Métropolitains routiers et ferroviaires (RER) pour les voyageurs, dont le succès dépendra de la qualité des rabattements routiers.
« Il est à craindre que ce soit sur les étagères des équipements automobiles et énergétiques étrangers, notamment chinois, que l’on trouvera les moyens d’opérer notre stratégie de décarbonation ».
ER : Du point de vue industriel, maintenant, est-ce que nous aurons les moyens de relever le défi de la décarbonation de nos transports?
GS : La réindustrialisation d’un pays après des décennies de délocalisations délibérées ou contraintes par des considérations de compétitivité – coûts, ne se décrète pas par des incantations les plus ferventes. Il faudra que la France et les Français révisent en profondeur leur rapport à l’économie productive pour que nous redevenions une puissance industrielle dans un monde qui n’est plus celui de la domination occidentale du XXe siècle .
Il me semble cependant que quelque chose est en train de se déclencher dans notre pays, avec l’implantation de gigafactories dans les Hauts de France et une accélération enfin sensible des infrastructures de recharge.
En matière automobile, l’avenir dira si la France a eu raison de shunter l’approche intermédiaire que proposait nos constructeurs automobiles il y a dix ans, d’en passer par la phase transitoire d’une nouvelle génération de moteurs thermiques à très faible consommation (la voiture à 1 l/ 100km) .
A moins d’une réindustrialisation massive et exceptionnellement rapide par rapport à nos objectifs, il est à craindre que ce soit sur les étagères des équipements automobiles et énergétiques étrangers, notamment chinois, que l’on trouvera les moyens d’opérer notre stratégie de décarbonation.
En tout cas, et tout pessimisme mis à part, on observe aujourd’hui une troublante divergence entre l’ambition de nos objectifs de décarbonation massive et rapide de nos mobilités, et les voies haut de gamme dans lesquelles se lancent nos industriels.