Entretien avec un président pragmatique
Président d’une région qui se caractérise par de vastes espaces peu denses - la Région Grand Est- , Franck Leroy doit aussi concilier développement économique et transition énergétique. Il nous le dira clairement. De même, le volontarisme politique fait-il la part belle aux initiatives privées, dans une logique de soutien, même si, et c’est la transition qui le veut, la Région doit aussi s’engager directement. Ce qui est vrai pour le ferroviaire, incontestablement. Renforcement de l’offre, investissement dans les matériels. Autre caractéristique, la dimension qu’a pris, dans cette région, le phénomène intercommunal en matière de mobilité. La LOM s’est traduite par 53% d’engagement au niveau national, contre 90% en Grand Est (25%, seulement, en Région Aura et Sud).
Eric Ritter: Quand France Stratégie indique que la « transition énergétique est atteignable », même si « c’est une grande transformation, d’ampleur comparable aux révolutions industrielles du passé », qui nous attend, pensez-vous qu’elle se fera plutôt par de grandes politiques publiques, ce que semble indiquer cet organisme, ou plutôt grâce par des innovations technologiques et les marchés »? J’ai l’impression que cette question de la transition énergétique redistribue les cartes entre ce qui relève du public, et donc de l’Etat et des collectivités locales, et ce qui appartient en propre au « privé ». Je dirais même entre ce qui relève de l’Etat ou des collectivités locales. Quel est votre avis?
Franck Leroy: La transition énergétique est bien sûr atteignable et il est certain qu’elle est une nouvelle révolution. Adapter notre pays et nos territoires aux bouleversements du changement climatique, cela demande de fonctionner sur deux grands axes : développer les énergies renouvelables et adapter nos usages pour aller vers une consommation plus respectueuse, plus durable. Cela passe bien sûr par des politiques publiques, des cadres réglementaires portés par l’Etat et par des politiques ambitieuses régionales. Mais cela demande aussi une implication forte des entreprises et des industries. Une partie de la solution vient des innovations portées par le secteur du privé.
Je ne veux pas opposer public et privé, développement économique et transitions environnementales et énergétiques. Les défis face à nous sont trop importants pour être dogmatique. Soyons pragmatiques et à la hauteur des enjeux. En Région Grand Est, nous avons la particularité de très bien travailler avec la Préfète de Région. Pourquoi ? Parce que nous savons que nos politiques publiques doivent être coordonnées et cohérentes pour faire vraiment levier. Nous avons, ensemble, avec l’Etat en région et l’ADEME créer Climaxion, un guichet unique de financement et d’accompagnement en ingénierie pour les collectivités et les particuliers dans leurs politiques et travaux énergétiques.
Enfin, en 2020, nous avons lancé avec la Préfecture le Business Act Grand Est avec une ambition : accompagner le secteur privé dans leurs transitions. Aujourd’hui, nous avons des projets formidables de réindustrialisation décarbonnée avec des projets comme Loop-Suez à St Avold ou Holosolis à Hambach.
ER : A travers toutes une série de démarches, d’actions, de programmes, et des compétences qui, de fait, sont complémentaires, la Région que vous présidez entend produire de la valeur dans ses territoires. Innovations, création et développement d’entreprises et d’emplois, elle s’engage dans le soutien de technologies qui représentent un potentiel important de développement. Pouvez-vous revenir, pour nous, sur les réalisations et projets qui concernent la mobilité?
FL: Depuis 2016, la Région Grand Est a lancé toute une série de projets dans les territoires. Si l’Alsace disposait alors d’un réseau de transport plutôt bien doté, la Lorraine et la Champagne-Ardenne avaient connu soit des retards de plusieurs décennies (électrification de la ligne Paris-Troyes notamment), des fermetures de lignes et des carences.
Parmi les grands chantiers lancés, le Réseau Express Métropolitain Européen qui a vocation à desservir la région strasbourgeoise, avec un volet ferroviaire, mais également un volet routier avec la mise en place du Transport en Site propre Ouest Strasbourgeois (TSPO) qui apporte un vrai bol d’air à un secteur fortement congestionné.
Une des autres grandes ambitions que nous portons pour le territoire est le renforcement du cadencement des trains vers le Luxembourg. La Région Grand Est a acheté 16 rames pour augmenter les capacités de transport de voyageur vers le Luxembourg sur un axe fortement congestionné, fortement emprunté par les travailleurs frontaliers. Ces rames devraient être livrées entre 2024 et 2025. Toujours dans le domaine transfrontalier, avec nos partenaires allemands, nous avons prévu de relier Strasbourg, Metz et Mulhouse à de grandes villes allemandes dès 2025 avec jusqu’à 30 rames supplémentaires.
Enfin, un autre grand projet de la Région était la réouverture de la ligne Saint-Dié-Épinal qui s’est concrétisée le 12 décembre 2021. Ce fut certainement la 1ère et seule ligne rouverte en France cette année-là. Depuis l’annonce de la fermeture en décembre 2018, avec l’implication de David Valence en particulier, la Région a refusé cette fatalité et œuvré pour la réouverture – avec la mobilisation pleine et entière de l’Etat. Ainsi un cofinancement commun de 21 millions (répartis à 60% pour la Région et 40% pour l’Etat) a permis le retour du train en moins de 4 ans ! Aujourd’hui les Vosges s’ouvrent à nouveau au Grand Est et à l’Europe, car cette ligne est une pièce essentielle des 2 REME (Réseau Express Métropolitain Européen) de Strasbourg et Lorraine-Luxembourg, via Nancy.
Ce retour du train signifie :
-plus de mobilité, avec un choc d’offre lancé dans tout le Grand Est dès 2022
-plus d’emplois
-plus de lien social et un rééquilibrage territorial
-et bien sûr, moins de carbone avec un mode de transport collectif, alternatif à la voiture
Cette inauguration est un signe de reconquête ferroviaire avec des lignes de desserte fine du territoire qui rouvrent. Mais mon ambition comme Président et de poursuivre cet effort avec l’Etat pour ne pas en rester là !
ER: Les acteurs économiques sont souvent en demande de lisibilité de la part des pouvoirs publics, mais aussi des collectivités. Lisibilité sur les grandes orientations des années à venir, et, parfois, jusqu’aux orientations techniques qui figureront dans les cahiers des charges des appels d’offres auxquels ils vont devoir répondre; en transport, pour des régulières ou scolaires. Vous encourager les biocarburants. Comment inciter vous les entreprises à vous faire des réponses dans ce sens? Il y a le biogaz, mais aussi le HVO, également présent en Grand Est. En définitive, comment faites-vous pour inciter les transporteurs à innover?
FL: Vous avez raison, nous devons accompagner les transporteurs et les entreprises de manière plus générale dans leur transition environnementale. La condition sine qua non pour moi est d’avoir une vision claire de leurs besoins. Je suis tous les jours sur le terrain et en lien avec les chambres consulaires, les représentants des filières, les syndicats. Nous, pouvoirs publics, avons une obligation de lisibilité de nos dispositifs mais aussi d’efficacité. Il n’est plus possible de penser les politiques publiques « pour ». Il faut les penser « avec ». La lisibilité passe aussi par des politiques publiques qui ne varient pas au gré des modes. La Région Grand Est s’est dotée d’ambitions fortes en matière de bioéconomie et de bioénergies. Cela fait de nous, la première région productrice de gaz vert et de biocarburant durable.
ER: Est-ce que la Région va aussi soutenir la filière hydrogène? (Toujours pour les mobilités)
FL: Parmi les alternatives aux énergies fossiles, l’hydrogène est une ressource d’avenir dotée de forts potentiels sur lesquels le Grand Est a choisi d’investir. Alors que les enjeux environnementaux guident plus que jamais les politiques de la Région, la stratégie régionale hydrogène vise à déployer un plan d’actions intégrant toute la filière, de la production aux usages (industriels, stations de ravitaillement, moyens de transports) en passant par le stockage et la distribution. L’hydrogène offre une autonomie importante pour la mobilité dite « lourde » : cars, bus, bennes à ordures ménagères, camions, remorques frigorifiques, péniches, trains. Aujourd’hui, nous avons comme objectif d’accompagner 10 territoires de mobilité sur la transition de leurs flottes en bas carbone d’ici 5 ans. Par ailleurs, nous comptons développer 5 écosystèmes (production-distribution-usage) énergétiques hydrogène multi-usages d’ici 2030 et mailler le territoire avec 30 stations de ravitaillement hydrogène, prioritairement sur les corridors européens de transport de marchandises.
Enfin, nous avons lancé une commande de trois rames autonomes Regiolis bimode électrique-hydrogène afin d’apporter des solutions innovantes et durables pour la desserte territoriale, en particulier sur les lignes de desserte fine du territoire (LFDT). Nous devrions pouvoir les mettre en service d’ici 2 ou 3 ans.
ER: Pour réaliser la transition énergétique, des collectivités locales décident d’acquérir elles-mêmes le matériel roulant, qu’il soit ferroviaire ou routier. Directement ou via des régies ou des sociétés publiques locales. Comment la Région se positionne-t-elle sur cette question, qui est à la fois technique et économique? Sociale, aussi, compte tenu de la crise de recrutement dans le secteur…
FL: Tout à fait, la Région acquiert du matériel ferroviaire (notamment des TER) pour répondre au mieux aux besoins des territoires et pallier le désengagement progressif de l’Etat sur les lignes Intercités. Notre stratégie de transport pour le territoire est basée sur ce triptyque : un réseau maillé, une desserte fine et un cadencement élevé. Développer les mobilités, c’est s’assurer du désenclavement de certains territoires et ainsi de l’attractivité de toute la Région. C’est notre mission comme exécutif.
ER: Rien, ou presque, ne se fait en France sans un texte, si possible d’orientation. Ainsi la LOM a-t-elle mis au cœur de son dispositif la nécessité de couvrir le territoire d’autorités organisatrices de la mobilité. A peu plus de 50% aujourd’hui. Quelle est votre politique en Région Grand Est?
FL: Notre territoire a la chance d’être couvert par des intercommunalités volontaristes (EPCI) qui font preuve d’un engagement exceptionnel pour la Mobilité en Grand Est. Un chiffre en dit long : plus de 90 % des intercommunalités ont choisi de prendre la compétence d’Autorité Organisatrice de Mobilité locale (140 intercommunalités sur 150). C’est un chiffre remarquable et toutes les Régions de France n’ont pas la même chance. C’est simplement le signe d’une volonté commune d’aller vers une mobilité partagée et décarbonée.
Evidemment, pour la plupart d’entre elles, c’est un exercice inédit et elles sont désireuses d’avoir un appui en termes d’ingénierie. C’est pour cela que le Conseil Régional a pris l’initiative de les accompagner au travers de plusieurs politiques.
Par exemple, en mars dernier, nous avons décidé de renforcer un dispositif de soutien à la réalisation d'études de mobilités par les autorités organisatrices de la mobilité (AOM) pour aider en particulier les plus petites d’entre elles, à développer des plans de mobilité simplifiés et les volets mobilités de leurs Plans Climat Air Energie Territorial (PCAET).
Par ailleurs, nous avons également décidé d’accompagner les EPCI, dans le cadre du plan vélo régional que nous avons mis en place en juin 2022, pour soutenir les aménagements cyclables et services vélo dans la mobilité du quotidien. Nous prévoyons ainsi d’injecter une base de 10 euros/ habitant. Cela représente un tiers de l’estimation que l’ADEME prévoit pour un bon déploiement du vélo sur le territoire (30 euros). Et ce, même si nous n’intervenons pas sur les voiries, mais il me semble important que nous soyons toujours dans l’accompagnement des collectivités.
ER: Sans doute plus que d’autres territoires, la région Grand Est est confrontée au problème de mobilité dans des zones peu denses. Elle est le regroupement de l’ancienne Champagne-Ardenne (Ardennes, Aube, Marne et Haute-Marne), de la Lorraine (Meurthe-et-Moselle, Meuse, Moselle et Vosges), de l’Alsace (Bas-Rhin et Haut-Rhin). Soit 10 départements en tout qui connaissent tous, d’une façon plus ou moins marquée, des zones peu habitées mais où les besoins en déplacements restent vitaux. Quelle politique la Région met-elle en place pour offrir plus de transport durable à ses habitants? Soutient-elle le covoiturage qui, à proprement parler, n’est pas un transport public, mais nécessite d’être accompagné?
FL: Comme vous le soulignez, il faut distinguer le covoiturage du transport public, qu’il s’agisse du transport public collectif (transport en commun) ou du transport public particulier (taxi et VTC). En effet, même si le covoiturage entre particulier ne relève pas des compétences régionales, il s’agit d’un modèle auquel nous croyons et nous avons fait le choix d’encourager. Par exemple, cette année, la Région Grand Est a adhéré au GIP NancySud 54 qui porte les infrastructures de mobilités nancéennes. Son objet est de mettre en œuvre la coordination dans les domaines des infrastructures autoroutières-routières et des offres de mobilités qui y sont liées à l’échelle du bassin de vie de Nancy. Notre soutien permet d’accompagner l’élaboration et la programmation de projets d’aménagement et de nouveaux services prioritaires (voies réservées aux transports en commun et au covoiturage).Par ailleurs, au travers du dispositif DIRIGE, nous soutenons financièrement la réalisation de zone ou de place de covoiturage.Enfin, nous avons adopté aussi un plan de mobilité employeur qui permettra aux agents de notre collectivité de réduire de 30% l’usage de la voiture thermique et de multiplier par 4 la pratique du covoiturage, dans les trois ans. Parce que notre collectivité doit aussi être exemplaire.
ER: Transformer la mobilité, c’est offrir des alternatives à la voiture particulière. Mais c’est aussi accompagner le déploiement d’infrastructures de charge et d’avitaillement. Pour les particuliers, avec des bornes de recharge électrique, mais aussi pour les entreprises - des stations publiques d’avitaillement par exemple - quels sont les objectifs de la Région dans ce domaine?
FL: C’est même un objectif majeur de la collectivité puisque l’objectif n°1 du Schéma régional d’aménagement, de développement durable et d’égalité des territoires (SRADDET) est de faire, d’ici 2050, de la Région Grand Est un territoire à énergie positive.Ainsi, nous agissons sur plusieurs leviers. Bien sûr en accompagnant et en favorisant les implantations de bornes par les structures privées ; le tout en accord avec les stratégies des collectivités locales. Nous avons nous-mêmes, avec nos partenaires dont l’ADEME, une politique très volontariste en matière de déploiement de bornes. Avec Climaxion par exemple, près de 300 dossiers ont été subventionnés en 2022. Notre politique se dirige autant vers les collectivités territoriales, que vers les entreprises ou encore les copropriétés.